Débats de juridictions : Les tribunaux québécois ont-ils compétence pour prononcer le divorce des parties qui se marient dans un autre pays ?
Auteur : Catherine Ou
Le cabinet d’avocats Kalman Samuels se consacre au droit international de la famille depuis 1957. Notre équipe à Montréal a joué et continue de jouer un rôle important dans l’évolution du droit international privé impliquant diverses juridictions et, par extension, l’application des lois étrangères. Cet article vise à introduire brièvement l’application de l’article 3135 du Code civil du Québec en droit de la famille. Il est important de noter que les faits suivants sont fictifs et ont été créés par l’auteur afin d’établir un contexte pour l’analyse.
Les faits pertinents
En juin 2004, Madame et Monsieur se rencontrent au Québec. Ils ont tous deux la nationalité canadienne.
En 2012, ils se sont mariés dans l’État A sans contrat de mariage. Monsieur est citoyen de l’État A, mais Madame n’a pas encore obtenu sa citoyenneté.
Au cours de leur mariage, ils acquièrent un immeuble dans l’État A servant de résidence familiale, ainsi que deux immeubles supplémentaires au Québec. Madame travaille en tant qu’adjointe administrative dans l’entreprise établie par Monsieur dans l’État A. Monsieur est le directeur général et l’actionnaire unique de cette entreprise. Madame gagne $2 300 US par mois, et Monsieur gagne $12 500 US par mois.
Au cours de leur mariage, Madame a toujours conservé son permis de conduire et ses comptes bancaires au Québec. Elle reste en contact avec sa famille et ses amis au Québec
En 2018, Madame a découvert les nombreuses infidélités de Monsieur, et la relation se dégrade. Par conséquent, ils se sont séparés. Ensuite, Monsieur met à pied Madame, qui perte son statut de résident temporaire de l’État A immédiatement suite à sa mise à pied.
À la fin de 2018, Madame entame son projet de revenir au Québec. Elle postule pour mettre à jour son titre de CPA au Canada, s’inscrit à la formation continue en fiscalité, et signe un bail résidentiel pour un condo situé à Montréal.
En janvier 2019, elle revient au Québec.
En juin 2020, à trois jours d’intervalle, deux demandes en divorce sont intentées, l’une au Québec par Madame le 12 juin 2020, l’autre à l’État A par Monsieur le 15 juin 2020.
Madame demande au tribunal québécois de prononcer le divorce, et de statuer sur le partage du patrimoine familial, sur la liquidation du régime matrimonial et sur la demande de prestation compensatoire.
Quant à Monsieur, il demande le tribunal de l’État A de se déclarer internationalement compétent pour se prononcer sur le divorce des parties, sur la liquidation du régime matrimonial, et sur les conséquences de la révocation des donations au cours de leur mariage en vertu du Code civil de l’État A. Effectivement, Monsieur allègue que la loi applicable est celle de l’État A et que les tribunaux québécois n’ont pas la compétence pour prononcer le divorce et statuer sur les autres demandes qui y sont jointes. Monsieur allègue aussi que Madame intente son action de divorce au Québec simplement pour se soustraire à la compétence des tribunaux de l’État A. Il s’agit du « forum shopping », parce que Madame sait que les lois de l’État A sont moins favorables à ses prétentions.
Jusqu’à présent, le tribunal de l’État A n’a pas encore rendu une décision sur ce litige.
La question en litige
Quelle autorité judiciaire, de l’État A ou du Québec, a compétence pour prononcer le divorce des parties, procéder au partage de leurs biens et aux mesures accessoires ?
L’analyse
Premièrement, il peut être utile, pour assurer une meilleure compréhension du débat, de citer les dispositions pertinentes du Code civil du Québec.
1) L’article 3135 C.c.Q. énonce que deux critères cumulatifs doivent être satisfaits pour que la compétence des tribunaux québécois soit déclinée en faveur d’un autre État : il faut démontrer qu’il s’agit d’un cas exceptionnel et que l’autre État est en meilleure position pour trancher le litige.
Dans l’affaire Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, la Cour suprême du Canada nous rappelle qu’il y a une liste de dix critères devant guider le tribunal dans l’analyse de la doctrine du forum non conveniens. Ces critères sont les suivants:
1) Le lieu de résidence des parties et des témoins ordinaires et experts;
2) La situation des éléments de preuve;
3) Le lieu de formation et d’exécution du contrat;
4) L’existence d’une autre action intentée à l’étranger;
5) La situation des biens appartenant au défendeur;
6) La loi applicable au litige;
7) L’avantage dont jouit la demanderesse dans le for choisi;
8) L’intérêt de la justice;
9) L’intérêt des deux parties;
10) La nécessité éventuelle d’une procédure en exemplification à l’étranger.
Dans l’affaire Transax Technologies inc. c. Red Baron Corp. Ltd. 2017 QCCA 626, la Cour d’appel du Québec nous enseigne que la théorie du forum non conveniens ne doit s’appliquer qu’exceptionnellement. Ainsi, il n’est pas suffisant de prouver qu’un tribunal étranger soit mieux placé qu’un tribunal québécois pour traiter du litige, encore faut-il prouver en quoi cette situation est exceptionnelle. Les auteurs Baudoin et Renaud soulignent de plus que « les tribunaux ne devraient pas hésiter à décliner compétence si celui qui remet en question le choix des autorités québécoises est exposé à une injustice sérieuse ».
2) L’article 3137 C.c.Q. attribue au tribunal un pouvoir de sursis si une autre action entre les mêmes parties, fondée sur les mêmes faits et ayant le même objet, est déjà pendante devant une autorité étrangère, pourvu qu’elle puisse donner lieu à une décision pouvant être reconnue au Québec.
3) L’article 3123 (1) C.c.Q. prévoit que le régime matrimonial des conjoints qui se sont mariés sans contrat de mariage est régi par la loi de leur domicile au moment de leur mariage.
4) L’article 3145 C.c.Q. prévoit que les autorités québécoises ont compétence pour prononcer le divorce et décider du partage du patrimoine familial lorsque l’un des conjoints a son domicile ou sa résidence au Québec.
Deuxièmement, en l’espèce, Madame et Monsieur se sont mariés dans l’État A sans passer de convention matrimoniale en 2012. Ils ont vécu ensemble dans l’État A jusqu’en 2018. Selon l’article 3123 (1) C.c.Q., le régime matrimonial des conjoints est régi par la loi de l’État A.
Par contre, Madame revient au Canada en janvier 2019. Son action de divorce est intentée le 12 juin 2020. Le domicile de Madame est au Québec à la date de l’introduction de l’action. Ainsi, le tribunal québécois a toujours la compétence pour prononcer le divorce et statuer sur les autres demandes qui y sont jointes (Art. 3143 3145 et art. 3154 (2) C.c.Q.; Art. 3 de la Loi sur le divorce).
En outre, Monsieur intente son recours devant le tribunal de l’État A trois jours après l’action de Madame. Il convient de rappeler que pour que l’article 3137 C.c.Q. soit applicable, il faut que la procédure pendante hors Québec puisse donner lieu à première vue à une décision pouvant être reconnue au Québec. Par conséquent, l’article 3137 C.c.Q. ne s’applique pas dans le présent cas. Le tribunal québécois ne peut pas surseoir à statuer.
Enfin, Monsieur n’a pas prouvé qu’ils subiront une grave injustice en raison du choix de Madame d’intenter une poursuite devant les tribunaux québécois. Il est noté que Monsieur est canadien et que Madame n’a aucun statut légal ni de travail à l’État A. Il est acquis que le juge « doit s’efforcer de rechercher un équilibre entre les avantages et les inconvénients pour les parties qui résultent du choix fait par le demandeur » et que « ce n’est que si cet équilibre est rompu en faveur du tribunal étranger qu’il doit décliner compétence » (Jean-Louis Baudouin et Yvon Renaud, Code civil du Québec annoté, Montréal, Wilson & Lafleur, 2016, paragr. 3135/23). Ainsi, Monsieur échoue à prouver qu’il y a une situation exceptionnelle et que, d’autre part, l’État A est en meilleure position pour décider du litige que les tribunaux québécois.
Pour ces motifs, les tribunaux québécois ont compétence pour prononcer le divorce des parties et procéder au partage de leurs biens et aux mesures accessoires.
Conclusion : que faut-il retenir ?
La résolution des conflits de droit international privé est souvent complexe, parsemée d’écueils factuels et juridiques. (M.(G.) c. F.(A.M.), [2003] R.D.F. 794 (C.A.), [2003] R.J.Q. 2516). La Cour d’appel du Québec a souligné que l’article 3135 C.c.Q. (la doctrine du forum non conveniens) est d’usage exceptionnel et discrétionnaire. Il incombe à la partie qui invoque l’article 3135 C.c.Q. de démontrer qu’un autre tribunal est mieux placé de trancher le litige et où le caractère exceptionnel de la situation milite également en ce sens. (Droit de la famille — 192 111, 2019 QCCS 4451 et Droit de la famille — 131 294, 2013 QCCA 883). Dans certaines circonstances, même lorsque les lois applicables devraient être les lois étrangères, les tribunaux du Québec peuvent toujours avoir compétence pour prononcer le divorce des parties, procéder au partage de leurs biens et aux mesures accessoires. (Droit de la famille – 121 559, 2012 QCCS 2877).
(Attention : Le but de cet article est de fournir des informations juridiques générales. Il ne reflète pas l’état du droit de façon exhaustive et ne constitue pas un avis juridique sur les points de droit discutés. Afin de minimiser les risques juridiques pour vos affaires, vous devez demander l’avis juridique d’un avocat sur toute question particulière qui vous concerne. Merci pour votre attention. )
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